La semaine dernière, nous avons eu le récit du déluge. Dieu faisait alliance avec Noé, c’est-à-dire avec toute l’humanité. Jamais plus, Dieu ne laisserait détruire sa création, détruire l’humanité. Les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet repeuplent la terre. Jusqu’à présent, les êtres humains ont une même langue, une même culture. Dans leurs déplacements vers l’Orient, ils arrivent dans la plaine de Shinéar (ouest de la Mésopotamie) où ils construisent une tour d’où le sommet devrait toucher le ciel. Dieu n’en veut pas. Il brouille la langue des humains et il les disperse sur toute la surface de la terre. La tour est appelée Babel (Babylone). Elle devient le signe des différentes langues des hommes et de leur dispersion.
Sem, un des fils de Noé, a une descendance nombreuse. Le livre de la Genèse nomme la naissance des fils aînés de chaque génération : Arpakshad, Shèlah, Eber, Pèleg, Réou, Seroug, Nahor et Térah.
Térah engendre Abram, Nahor et Harân. Celui-ci engendre Loth. Cette famille vit à Ur (tell Muqayyar) en Chaldée (Babylonie méridionale). Abram épouse Saraï ; Nahor épouse Milka. La famille quitte Ur et s’installe à Harân (altinbasak), dans la boucle de l’Euphrate, en Haute-Mésopotamie, au sud-est d’Urfa, l’ancienne Edesse (aujourd’hui en Turquie).
C’est ici que commence l’histoire d’Abram. Dieu l’appelle et lui dit : Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir. Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai (…). En toi seront bénies toutes les familles de la terre. Avec son épouse, son neveu Loth, les esclaves et les troupeaux, Abram entre au pays des Cananéens. En raison d’une famine, il poursuit sa route jusqu’en Egypte. Ensuite, il retourne au Néguev (sud de la Palestine), et à Bethel (au nord de Jérusalem). Comme il n’y a pas assez de nourriture pour les troupeaux d’Abram et de Loth, ils décident de se séparer. Loth prend la vallée du Jourdain et Abram le pays des Cananéens. Dieu redit sa promesse à Abram, qui s’installe aux chênes de Mambré à Hébron. Au cours d’un conflit entre plusieurs rois, Abram reçoit Melkisédeq, roi de Salem, un prêtre du Dieu Très-Haut, qui bénit Abram.
Dieu redit à Abram qu’il aura une grande descendance et fait, pour la première fois, alliance avec lui. Comme Saraï n’a pas d’enfant, elle propose à son mari de prendre sa servante égyptienne pour lui donner un fils. Cette servante, Hagar, devient enceinte. Saraï est furieuse et la chasse au désert. Arrivée près d’une source dans le désert, Hagar est interpellée par l’ange du Seigneur qui lui demande de retourner auprès de Saraï. Hagar met au monde un fils, Ismaël.
Dieu dit à nouveau à Abram : Je veux te faire don de mon alliance entre toi et moi, je te ferai proliférer à l’extrême. Dieu change le nom d’Abram en Abraham car il lui donnera de devenir le père d’une multitude de nations. Cette alliance sera perpétuelle. Le signe de cette alliance sera la circoncision. Dieu change le nom de Saraï en Sara, et il promet que Sara donnera naissance à un fils, auquel Abraham donnera le nom d’Isaac. C’est avec Isaac que Dieu fera alliance, et pas avec Ismaël.
Vient alors la grande intercession d’Abraham pour la ville de Sodome, qui a maltraité des envoyés de Dieu.
Abraham part pour le Sud, le Néguev, où il présente sa femme comme étant sa sœur, afin de ne pas être supprimé par le roi Abimélek. Heureusement Dieu empêche Abimélek de prendre Sara pour sa femme. Abraham doit s’expliquer. Finalement, tout rentre dans l’ordre. Un pacte est conclu entre Abraham et Abimélek à Béer-Shéva, Puits-du-Serment.
Sara donne naissance à Isaac. Le jour où Isaac est sevré, Sara demande à Abraham de chasser Hagar et Ismaël au désert, où l’ange du Seigneur les sauve de la soif et promet qu’Ismaël deviendra une grande nation.
Le passage de la première lecture de ce jour, dans la livre de la Genèse, se situe à Béer-Shéva. Dieu met Abraham à l’épreuve, il fait un test. Jusqu’à présent, Abraham a dû quitter son père, Térah ; il a dû quitter la région où sa famille résidait, Harrân ; il a dû se séparer de Loth, son neveu ; il a dû changer sa manière de vivre avec Sara, en raison de sa stérilité ; il a dû se séparer d’Ismaël au moment où Isaac, le fils de Sara, a été sevré. Cette fois, qu’est-ce que Dieu demande à Abraham ? Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va au pays de Moriah, et là tu l’offriras en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai. Abraham prend avec lui Isaac, deux jeunes gens, un âne et les bûches pour brûler l’holocauste. Au troisième jour de marche, Abraham demande aux deux jeunes gens de rester sur place avec l’âne. Lui et Isaac iront pour l’holocauste. C’est Isaac qui porte les bûches ; Abraham porte la pierre à feu et le couteau. Isaac pose la question : Où est l’agneau pour l’holocauste ? Abraham répond : Dieu saura voir l’agneau pour l’holocauste, mon fils. Arrivé à l’endroit indiqué par Dieu, Abraham élève un autel, dispose les bûches, lie son fils Isaac et le dépose sur l’autel au-dessus des bûches. Au moment où il va prendre le couteau pour immoler son fils, Abraham entend son nom « crié » par l’ange du Seigneur. Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. Abraham voit un bélier retenu par les cornes dans un buisson. Il l’offre en holocauste à la place de son fils.
Puis vient une deuxième intervention de l’ange du Seigneur : Parce que tu as fait cela, je te comblerai de bénédictions, parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer, et ta descendance occupera les places fortes de ses ennemis. Puisque tu as écouté ma voix, toutes les nations s’adresseront l’une à l’autre la bénédiction par le nom de ta descendance. Abraham revient vers les deux jeunes gens et rentre à Béer-Shéva. Isaac, lui, le texte n’en parle plus.
Abraham a attendu longtemps avant d’avoir un fils de Sara, son épouse. Il sait très bien que c’est un don de Dieu. Abraham a été testé : a-t-il vraiment confiance en Dieu, qui, depuis le début lui promet une descendance immense ? Depuis le début, Dieu promet à Abraham une alliance éternelle, perpétuelle. Abraham aurait pu dire : cette fois, tout s’écroule, tout s’arrête, Dieu reprend le don qu’il m’a fait, Dieu met fin à son alliance avec moi. Or, Abraham ne dit rien de tout cela ; il accepte de donner son fils à Dieu. Il fait confiance. L’alliance continuera même si, pour le moment, tout signifie le contraire.
C’est ici que se révèle, à son sommet, la foi d’Abraham en Dieu. L’expression, tant de fois répétée dans la Bible, résonne de manière éblouissante : Puisque tu as écouté ma voix. La foi est réponse à la parole de Dieu. L’alliance est perpétuelle ; toutes les nations de la terre s’adresseront l’une à l’autre la bénédiction par le nom de la descendance d’Abraham. L’ange du Seigneur ne dit pas : par le nom d’Abraham, mais par le nom de ta descendance. Comme chrétiens, nous savons que ce nom est le Christ, de la descendance d’Abraham. Jésus parle d’ailleurs de temps en temps d’Abraham au cours de son ministère.
L’apôtre Paul, dans la lettre aux Romains, évoque la figure d’Abraham pour sa foi. Aujourd’hui, dans la deuxième lecture, Paul écrit : Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? Qui accusera ceux que Dieu a choisis ? Dieu est celui qui rend juste : alors, qui pourra condamner ? Le Christ Jésus est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, il intercède pour nous.
Un peu avant ce passage, l’apôtre Paul parle d’Abraham : Que dirons-nous donc d’Abraham, notre ancêtre ? Qu’a-t-il obtenu selon la chair ? Si Abraham a été justifié par ses œuvres, il a de quoi être fier, mais non devant Dieu ! En effet, que dit l’Ecriture ? Abraham eut foi en Dieu, et cela lui fut compté comme justice.
La première bénédiction, la première promesse faite à Abraham a été prononcée avant qu’il ne soit circoncis. Toutes les nations sont par conséquent l’objet de l’alliance de Dieu, et pas uniquement celles qui ont le signe de la circoncision, dit l’apôtre Paul. Ce qui importe, c’est d’avoir la foi, comme Abraham l’a manifesté jusque dans le sacrifice d’Isaac. Celui-ci devient figure du sacrifice de Jésus sur la Croix.
Le deuxième dimanche de Carême, la liturgie propose toujours l’évangile de la Transfiguration. Cette année, nous avons l’évangile de Marc. Devant trois de ses disciples, sur une montagne, les vêtements de Jésus deviennent resplendissants, d’une blancheur telle que personne sur terre ne peut obtenir une blancheur pareille. Elie leur apparaît avec Moïse, et tous deux s’entretiennent avec Jésus.
Moïse représente la Loi, signe de l’alliance, confiée par Dieu sur la montagne du Sinaï. Elie représente les Prophètes. À eux deux, ils synthétisent l’ancien testament, la première alliance. Testament, en effet, signifie « alliance ». De plus, Elie est monté au ciel sans passer par la mort, devant son disciple Elisée. Une tradition juive dit aussi que Moïse est monté au ciel, même si sa mort est relatée dans le Pentateuque, les cinq premiers livres de la Bible. Elie et Moïse vivent donc dans le ciel. Ils s’entretiennent avec Jésus, comme si celui-ci était déjà au ciel.
De la nuée, une voix se fait entendre, comme au moment du baptême de Jésus. La voix ne s’adresse plus à Jésus seul, mais aux trois disciples, Pierre, Jacques et Jean : Celui-ci est mon Fils bien-aimé : écoutez-le. L’expression Fils bien-aimé se retrouve dans la première lecture de ce jour ; elle désigne Isaac, à trois reprises, dans la version grecque du livre de la Genèse. Jésus, en un sens, est le nouvel Isaac, qui sera offert en holocauste sur la Croix.
Jésus demande aux disciples de ne raconter à personne ce qu’ils ont vu, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts. Les disciples ne savent pas ce que ressusciter d’entre les morts veut dire. L’évangéliste annonce, par cette expression, ce qui va arriver à Jésus après sa passion et sa mort. En effet, dans l’évangile de Marc, il n’y a pas de manifestation du Ressuscité à ses disciples. Seules quelques femmes apprendront, par un jeune homme vêtu de blanc assis à droite dans le tombeau, que Jésus de Nazareth, le Crucifié, est ressuscité.
Justin de Naplouse (IIe siècle), dans son Dialogue avec le juif Tryphon, écrit à propos d’Abraham : Qu’accorde donc de plus le Christ à Abraham, en l’occurrence ? Le fait de l’avoir appelé par une même vocation, de sa voix, en lui demandant d’abandonner la terre où il habitait. Et nous tous, il nous a appelés de cette même voix, et nous avons depuis lors abandonné la manière de vivre qui était la nôtre, puisque nous vivions dans le mal, selon les pratiques communes aux autres habitants de la terre. Et nous aurons en héritage la terre sainte, en compagnie d’Abraham, recueillant cet héritage pour une éternité sans fin, puisque nous sommes des enfants d’Abraham, en raison d’une commune foi. Car de la même façon que celui qui s’est fié à la voix de Dieu et que cela lui fut imputé à justice, de même nous aussi, nous fiant jusqu’à la mort à la voix de Dieu, celle qui s’est de nouveau élevée par l’intermédiaire des disciples du Christ et qui s’était fait entendre de nous par les prophètes, nous avons renoncé à tout ce qui appartient au monde. Ainsi donc, il lui a promis une race unanime dans la foi, pieuse et juste, agréable au Père, mais non pas la vôtre, en laquelle il n’est point de foi.
Pour entrer dans la lecture de la Genèse, à propos d’Abraham, l’étude d’André Wénin est très éclairante : Abraham ou l’apprentissage du dépouillement, Gn 11,27 – 25,18 (Collection Lire la Bible, 190), Paris, Editions du Cerf, 2016.
Pour inscrire Abraham dans le récit des origines, une autre étude d’André Wénin est bien utile : D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain, Lecture de Genèse 1,1 – 12,4 (Collection Lire la Bible, 148), Paris, Editions du Cerf, 2007.
Du vendredi 5 au lundi 8 mars 2021, le Pape François sera en Irak, sur la terre d’Abraham. En effet, il se rendra à Bagdad, partie sud de la Mésopotamie, à Najaf et à Nassiriya, dans la plaine d’Ur. Ensuite il se rendra à Erbil, dans le Kurdistan irakien, partie nord de la Mésopotamie, dans l’ancien empire assyrien. Puis il se rendra à Mossoul, appelée autrefois Ninive du temps du prophète Jonas, et, enfin, à Qaraqosh, où vivent de nombreux chrétiens. C’est à la demande du patriarche catholique de l’Eglise Chaldéenne, Raphaël Ier Sako, ainsi que du gouvernement irakien, que le Pape va visiter une région où l’Etat islamique a fait de nombreux ravages et provoqué l’exil de milliers de réfugiés chrétiens et yézidis. J’ai moi-même rendu visite à ces réfugiés à Erbil et à Duhok en 2015, avec Mgr Léo Lemmens et le futur cardinal Jozef De Kesel. De loin, sur le flanc d’une montagne, près de Duhok, à la frontière de l’Etat islamique, j’avais pu voir la plaine de Ninive, avec la ville de Mossoul, d’où s’échappait de la fumée. C’est en Irak également que la coalition occidentale, menée par les Etats-Unis, a fait la guerre contre Saddam Hussein au début des années 1900 et au début des années 2000. Le Pape rencontrera le responsable de la communauté shiite au sud de Bagdad, dans la région où le gendre du Prophète Muhammad a été assassiné, martyrisé au VIIème siècle. Dans une région où la figure d’Abraham est bien vivace, accompagnons le Saint-Père dans son pèlerinage de paix, comme témoin de la grande fraternité entre les hommes.
+ Guy Harpigny,
Evêque de Tournai